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Regards sur la mourre

  

  
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La mourre ailleurs...

  « Que diable est ceci ? Je croyois trouver un homme bien savant, qui me donneroit un bon conseil, et je trouve un ramoneur de cheminée qui, au lieu de me parler, s'amuse à jouer à la mourre. Un, deux, trois, quatre, ha, ha, ha ! »

Molière, La jalousie du barbouillé, scène II.
     

  « D'autres sont sur le bord de l' eau, et jouent à la mourre : il paroît dans les visages que l'un pense à un nombre pour surprendre son compagnon, qui paroît être attentif de peur d' être surpris. »

Fénelon, Dialogues des morts composés pour l'éducation d'un
prince
,dialogue 51 (Entre Lénoard de Vinci et Poussin)
 

  « Les grecs jouent beaucoup à pair ou non : ils ont encore un autre jeu, fort en usage en Italie, et nommé communément la mourre. Il consiste à faire deviner le nombre des doigts qu'on élève, en tenant les autres pliés dans un lieu obscur. »               

Pierre-Augustin Guys, Voyage littéraire de la Grèce, ou Lettres sur les
Grecs anciens et modernes, avec un parallèle de leurs moeurs
, Lettre 14.

 
  Sur ce jeu que l'on appelait également  « chifourmi » dans les cours de récréation, on lira l'analyse ci-après de Georges Ifrah (Histoire universelle des chiffres, Paris : Bouquins-Robert Laffont, 1994, T.I, p.128-132) :
   

 
La mourre : un jeu de doigts
   

  Voici maintenant, à titre de divertissement, un jeu de société fort connu en divers pays depuis l'Antiquité et qui dérive plus ou moins directement de l'habitude de compter sur les doigts. La langue française l'appelle « mourre ». Ce jeu est fort simple; il se pratique généralement à deux.

  Les deux partenaires se tiennent face à face, le poing fermé en avant. À un signal donné, chaque joueur doit, en même temps que son adversaire, ouvrir spontanément sa main droite (ou gauche) et lever autant de doigts qu'il le désire, tout en énonçant un nombre de 1 à 10'. Celui qui énoncera un nombre égal au total des doigts montrés par l'un et par l'autre des deux joueurs marquera un point. Si, par exemple, le joueur A montre 3 doigts en disant « cinq », pendant que le joueur B montre 2 doigts en énonçant le nombre « six », c'est le joueur A qui marque un point puisque le nombre des doigts levés est : 3 + 2 = 5.

  Ce jeu ne fait donc pas seulement appel aux lois du hasard, mais aussi aux qualités du joueur dont il exige vivacité, attention, intuition et observation.

  Ce jeu étant assez particulier et paraissant fort ancien, il nous a semblé intéressant d'en suivre la trace en nous plaçant dans un contexte à la fois historique et ethnographique, car les précisions qui vont suivre peuvent impliquer des contacts et des influences qu'il importe de serrer de plus près.

  Signalons, pour commencer, que le jeu de la mourre semble encore assez populaire en Italie (où il est connu sous le nom de morra) et qu'il se pratique parfois encore dans le sud-est de la France, en Pays basque espagnol, au Portugal, ainsi qu'en Afrique du Nord (tout au moins au Maroc). Je l'ai moi-même pratiqué avec quelques amis d'enfance à Marrakech, sous forme d'un tirage au sort (analogue au pair-ou-impair). Nous nous mettions à deux, face à face. L'un des deux partenaires, ayant les mains derrière le dos, devait ensuite présenter à son adversaire l'une de ses mains avec un certain nombre de doigts étendus, pendant que celui-ci énonçait simultanément un nombre de 1 à 5. Si ce nombre répondait exactement au nombre des doigts levés de son partenaire, il était désigné par le sort dans le cas contraire, c'est l'adversaire qui l'était.

  En Chine et en Mongolie, le même jeu est connu depuis fort longtemps sous le nom hua quan, signifiant quelque chose comme « faire se disputer les poings » et compte actuellement, selon J. Needham, parmi les divertissements les plus appréciés de la bonne société chinoise. P. Perny, qui signalait que ce jeu était très en vogue en Chine au siècle dernier, expliquait : « Si les convives sont liés entre eux par l'amitié, le maître du repas propose de faire une partie du jeu de mourre : qing hua quan (littéralement : "S'il vous plait, faisons se disputer les poings"). Si l'offre est acceptée: "M. Untel sera le régulateur du jeu..." Le maître, par politesse, commence avec l'un des hôtes. Peu après, il cède le tour à l'un de ses convives... Celui qui perd est condamné à boire, chaque fois, une tasse de thé. »

  J.-G. Lemoine rapporte que « pour compliquer le jeu, au lieu de crier des chiffres, les joueurs chinois doivent trouver et dire le début d'une citation célèbre se rapportant au nom du nombre correspondant », ce qui, en français, donnerait à peu près :

  1. Un tiens vaut mieux que deux tu l'auras (ou encore : Un homme mort n'a ni parents ni amis), pour 1 ;

  2. Deux avis valent mieux qu'un, pour 2 ;
  3. Quatre yeux voient mieux que deux, pour 4 ;
  4. Six pieds de terre suffisent au plus grand homme (ou : Si jeunesse savait, si vieillesse pouvait), pour 6 ;
  5. Cette queue n'est pas de ce chat, pour 7 ; etc.

  Durant la Renaissance, en France et en Italie notamment, le jeu de la mourre connut une grande faveur chez les pages, les laquais, les valets et les servantes qui le pratiquaient souvent pour se divertir aux heures creuses. Ainsi, dans son Pantagruel (livre IV, chap. XIV), Rabelais écrivait : « Les paiges jouaient à la mourre à belle chiquenaude! », et Malherbe, dans ses Lettres (11, 10) : « Musarder par les chemins comme ces laquais qu'on envoie au vin et qui s'amusent à jouer à la mourre! »

  Une quinzaine de siècles plus tôt, le même jeu fut bien connu à Rome (fig. 3.10) où il faisait les délices de la plèbe, sous le nom de micatio ou de micare e digitis (mot à mot : « le jeu du lever des doigts »). Cicéron rapporte que pour désigner un homme audessus de tout soupçon, on avait coutume de dire : « C'est un homme avec qui vous pourriez jouer à la micatio dans l'obscurité! » (Dignus est, quicumque in tenebris mices). Ce proverbe, que Cicéron déclarait « usé par l'âge », montre à quel point le jeu de la mourre était antique et populaire chez les anciens Romains. « Quelquefois, signale G. Lafaye, lorsque deux personnes étaient en litige, elles convenaient de trancher la question douteuse par une partie de morra, comme aujourd'hui on tire à la courte paille, ou à pile ou face. Ce procédé était même usité dans les achats et les ventes, lorsqu'on ne pouvait se mettre d'accord autrement. Une inscription du IVe siècle (C.I.L., VI, 1770) nous a conservé un édit du préfet de Rome qui en interdit la pratique sur les marchés publics. »

  Le même jeu fut également pratiqué par les Grecs des époques héroïques, ainsi que le montrent des vases et des monuments helléniques (fig. 3.11). C'est la Belle Hélène, dit la légende, qui inventa la mourre pour jouer avec son amant Pâris.

  Plus anciennement encore, les Égyptiens connurent un jeu semblable, à l'époque des pharaons. Nous le savons notamment par les deux peintures funéraires égyptiennes reproduites ci-après.

  La première provient d'une tombe située à Béni-Hassan et date du Moyen Empire (XXIe-XVIIe siècle av. J.-C.). Elle reproduit deux scènes où figurent quatre hommes accroupis deux à deux et face à face. L'une d'elles nous montre l'un des deux joueurs présentant ses deux mains devant les yeux de son partenaire, une main cachant les doigts étendus de l'autre, tandis que l'autre joueur tient son poing fermé face à son adversaire ; l'autre scène nous montre deux autres joueurs exécutant des gestes à peu près semblables; mais le premier étend ses deux mains à la hauteur de la main de son compétiteur (et non plus vers le front de ce dernier). Les légendes hiéroglyphiques accompagnant chacune de ces deux scènes confirment cette restitution. Voici la traduction que nous a donnée J. Yoyotte de chacun de ces textes hiéroglyphiques (fig. 3.12 A) :

  1re légende « montrer (ou donner) le íp sur le front »
  2e légende « montrer (ou donner) le íp sur la main ».

  Le mot égyptien íp signifiant « compter, calculer », il s'agit donc indubitablement du jeu de société dont nous parlons.

  La deuxième peinture, qui provient de Thèbes et date de l'époque du roi Psammétik Ier au VIIe siècle av. J.-C. - copiée, selon J. Leclant, sur un modèle du Moyen Empire -, figure, elle aussi, quatre hommes accroupis deux à deux, face à face, se montrant mutuellement les mains avec un certain nombre de doigts nettement étendus et d'autres repliés (fig. 3.12 B).

  Le jeu de la montre et ses variantes correspondent donc bien, en Égypte pharaonique, à une tradition remontant au moins jusqu'au Moyen Empire.

  En Terre d'Islam, enfin, le jeu de montre est connu sous le nom de mukhàraja (mot à mot : « ce qui fait sortir »). Il se pratiquait encore au début de ce siècle sous sa forme classique, dans les campagnes reculées d'Arabie, de Syrie et d'Irak.

  Mais, dès la haute époque, la mukhàraja fut surtout un rite divinatoire en pays musulman, ce qui entraîna son interdiction pour des raisons religieuses (la divination étant proscrite aussi bien par le Coran que par la Bible) : il ne s'agissait plus d'un jeu, mais d'une chose grave et sérieuse représentant le destin. Un traité arabe de divination, cité par G. Weil, fait ainsi intervenir:

  1°) Des « tableaux circulaires de l'univers » (en arabe: Zà'irjat al'alam) dont les secteurs correspondent à des étoiles associées chacune à un nombre;
  2°) Des tableaux à colonnes comportant d'autres nombres, censés donner la réponse à la question posée par le consultant du sort, la liaison entre les nombres des « tableaux circulaires de l'univers » et ceux des tableaux à colonnes étant alors obtenue par la mukhàraja.
   

Georges Ifrah, (Histoire universelle des chiffres, Paris : Bouquins-Robert Laffont, 1994, T.I, p.128-132)


dernière mise à jour le 16 mars 2001


 

 

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